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Naviguer dans les méandres des politiques alimentaires urbaines

UrbanFoodFutures1614508361612-2 Photo by Jesse Bowser on Unsplash

Toronto est une des villes phare de la politique alimentaire urbaine. Sa mobilisation sur ces questions date des années 1980, et elle a inspiré des centaines de villes dans le monde. Parce qu’elle existe depuis longtemps, sa politique alimentaire a connu plusieurs phases, certaines de tension, d’autres de succès. Avec UrbanFoodFutures, d'après une publication d'Alessandra Manganelli.

Qu’est-ce que les autres villes peuvent apprendre de cette grande sœur ? Dans un article publié dans le Journal of Environmental Policy & Planning, Alessandra Manganelli compare le long parcours de Toronto avec l’histoire plus récente de Bruxelles. Elle montre que le développement des politiques alimentaires urbaines est un processus de réajustement constant, où les acteurs doivent sans cesse se réinventer, reformuler leurs valeurs ou intégrer de nouveaux récits. Cependant, cela ne doit pas être vécu seulement comme un fardeau. Ces méandres peuvent aussi être une opportunité pour les acteurs de gagner en réflexivité et d’élargir leur champ d’action.

La politique alimentaire n’est pas un long fleuve tranquille

La longue expérience de Toronto, comme celle, plus courte, de Bruxelles, montre que l’institutionnalisation locale de l’action en faveur d’une meilleure alimentation n’est pas un long fleuve tranquille. En effet, la formation d’un mouvement social sur le sujet puis le développement d’une forme plus institutionnalisée d’action via la politique alimentaire comprend plusieurs étapes (formation du mouvement, de coalitions, puis formalisation de la stratégie alimentaire et mise en œuvre…). Chacune de ces étapes comporte son lot de tensions et de défis.

Par exemple, les premières années de l’action sont celles des interactions hybrides entre initiatives de terrain, de la consolidation de coalitions (avec d’autres organisations, les institutions…). C’est le moment où les valeurs clés des acteurs s’expriment. A Toronto, par exemple, la volonté de combattre l’insécurité alimentaire a rencontré celle de faire de la ville un lieu favorable à la santé. Parce qu’elle contribue à la santé, l’alimentation a été un trait d’union entre ces deux approches et a permis la formation d’une coalition.

Lorsque la stratégie alimentaire est adoptée, de nouveaux défis apparaissent lors de sa mise en œuvre. Par exemple, les initiatives de terrain peuvent avoir à changer leur manière de travailler avec la municipalité, à mesure que les procédures deviennent plus formelles. A Bruxelles, par exemple, un processus de marché public a été mis en place, plaçant les acteurs locaux dans une situation de concurrence (entre eux ou avec de nouveaux acteurs privés). Cette phase peut ainsi amener des tensions dans les dynamiques collaboratives passées, et obliger à nouer un nouveau type de relation.

Des changements plus larges ou des crises peuvent arriver

Dans la plupart des cas, l’environnement socio-économique et institutionnel joue un rôle sur le processus de politique alimentaire local.

L’histoire de Toronto comme celle de Bruxelles en sont une bonne illustration. Parmi les changements ou les crises survenus, on peut citer :
- Des élections : à Bruxelles, la majorité a changé juste avant le lancement de la stratégie alimentaire de la ville. Bien que cela n’ait pas arrêté le processus, cela a eu d’autres conséquences, comme par exemple, une baisse du budget et du soutien structurel aux organisations alimentaires.
- Des changements dans le contexte institutionnel et administratif: à la fin des années 1990, Toronto a drastiquement changé. La Toronto historique a en effet fusionné avec des municipalités environnantes. La ville est ainsi passée de 650.000 à 2,3 millions d’habitants. Cela a été un moment de tension pour le Conseil de Politique Alimentaire de Toronto (Toronto Food Policy Council). En effet, ses membres avaient l’habitude de travailler avec une administration progressiste. Or, tout à coup, ils devaient réaffirmer leur identité et leur légitimité auprès d’une administration nouvelle et plus conservatrice.
- Des crises externes : à Toronto, le mouvement pour l’alimentation a de fait émergé de la crise économique des années 1970-80. A cette époque, des acteurs ont commencé à se mobiliser en faveur d’une action structurelle et de long terme contre la faim et l’insécurité alimentaire, faisant ainsi émerger une approche nouvelle, allant au-delà des banques alimentaires. De façon intéressante, cependant, la crise économique de 2008 n’a pas amené de changement aussi profond. A ce moment-là, les acteurs impliqués dans l’alimentation durable à Bruxelles, par exemple, étaient plus mobilisés sur les enjeux environnementaux. Ce n’est que plus récemment qu’ils ont mis l’accent sur l’insécurité alimentaire. Ainsi, les crises peuvent avoir un impact différent. D’un côté, elles sont une menace pour le mouvement alimentaire, mais, de l’autre, elles peuvent aussi ouvrir l’opportunité de forger de nouvelles alliances, de redéfinir la valeur de l’action locale, et de connecter local et global pour revisiter la vision de l’alimentation. Certaines de ces leçons peuvent sans doute être relues à l’aune de la crise actuelle du Covid-19.

Ajuster son action, étendre ses horizons

En résumé, Alessandra Manganelli montre que des changements dans le contexte socio-économique ou institutionnel peuvent représenter un danger pour les acteurs locaux de l’alimentation, car elles peuvent remettre en cause leur légitimité, et parfois même leur existence. Mais ces phénomènes peuvent aussi être l’occasion d’élargir leur champ d’action et de redéfinir leur rôle et leur légitimité.

Ce qui fait toute la différence est la réflexivité des acteurs, c’est-à-dire leur capacité à réviser et repositionner leur récit et leur action pour s’adapter au changement. De fait, la chercheuse souligne : « ce qui est vraiment intéressant dans le cas de Toronto c’est cette question des relations entre acteurs : la capacité de ces derniers à créer de nouvelles coalitions, de nouvelles collaborations, à ouvrir de nouveaux champs d’action ».

Un exemple ? Les nouvelles coalitions formées dans la ville canadienne après sa fusion avec ses voisines à la fin des années 1990. Cherchant à ouvrir de nouveaux espaces pour la question alimentaire, des leaders locaux, y compris des acteurs du mouvement alimentaire, ont formé une Task Force Environnementale qui a permis l’adoption d’un Plan Environnemental très progressif, intégrant des actions en faveur de la production alimentaire, des toits végétaux, des jardins partagés, etc. A la même période, un Comité pour l’Alimentation et contre le Faim (Food and Hunger Action Committee) a été créé. Il a permis de formaliser la Charte Alimentaire de Toronto, qui est par la suite devenue le socle de principes clés du conseil de politique alimentaire. A la fin de la période, le Conseil avait ainsi une nouvelle mission et un nouveau champ d’action : la mise en œuvre de la Charte, inspirée par les principes du Droit à l’alimentation.

De nos jours, Alessandra Manganelli suggère que le rapprochement entre défis environnementaux (durabilité et résilience des systèmes alimentaires, changement climatique) avec ceux de la justice alimentaire (i.e. la reconnaissance des inégalités structurelles dans le système alimentaire) sont des facteurs clé de réflexivité pour le mouvement alimentaire. C’est peut-être dans ce rapprochement que se joueront les prochaines redéfinitions de l’action alimentaire locale.
Enfin, l’internationalisation et la mise en réseau des mouvements alimentaires urbains à l’échelle de la planète ouvre aussi des opportunités pour s’ouvrir à d’autres, apprendre, mais aussi renforcer sa propre légitimité à l‘échelle locale.

Se préparer au changement

L’institutionnalisation de l’action alimentaire à l’échelle locale est donc un chemin semé d’embûches. Comment les acteurs peuvent-ils le gérer ? Une recommandation clé qui émerge de cette recherche est la suivante : le réajustement constant est normal, et il doit être considéré par les acteurs alimentaires comme une opportunité d’améliorer leur réflexivité, c’est-à-dire de réfléchir à leur propre rôle, valeurs, et adapter leur action.

Qu’est-ce que cela veut dire plus concrètement ?
- Etre prêt à forger de nouvelles alliances, d’entrer en contact avec de nouveaux acteurs pour renforcer la voix collective.
- Etre stratégique et prêt à avancer de façon graduelle tout en veillant à ne pas laisser passer des opportunités de faire avancer la cause alimentaire. Construire des relations avec des acteurs clés (par exemple des élus ou des fonctionnaires motivés) peut aider.
- Anticiper les changements électoraux et les transformations socio-économiques plus larges. Comment ? Par exemple en renforçant les capacités financières de votre organisation, en diversifiant des sources de financement, en cultivant une capacité de gestion des conflits.
- Ne jamais considérer comme acquise la légitimité de l’action alimentaire au niveau local. Au contraire, la réaffirmer constamment. Documenter ses succès. Rendre le mouvement alimentaire plus démocratique et inclusif pour l’asseoir sur une base plus large.

Les gouvernements locaux peuvent également soutenir les mouvements alimentaires urbains. Des initiatives comme les conseils de politique alimentaire ou les stratégies alimentaires peuvent contribuer à améliorer la réflexivité des acteurs, les aider à gérer le changement et l’aider à faire face aux défis. Ainsi ces initiatives doivent être soutenues par des formes de gouvernance progressives.

Albane Gaspard, article d'UrbanFoodFutures

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