Il existe aujourd'hui quatre grandes écologies, c'est-à-dire manières de concevoir ses rapports à la nature, ainsi que ses actions. Elles structurent les projets de chacun et aident dans la prise de décision au quotidien. Article de Raphaël Mathevet paru dans The Conversation.
Avec notre entrée dans l’anthropocène – cette période où les activités humaines sont devenues une nouvelle force géologique affectant l’ensemble des écosystèmes planétaires ainsi que le climat –, la défense de la biodiversité et des conditions de la vie sur terre est devenue un enjeu central.
Mais selon les contextes géographiques et politiques, les écologistes et biologistes de la conservation se sont réclamés de différentes écoles et ont adopté différentes postures au fil des décennies.
Pour éviter la confusion entre ces orientations, il est nécessaire de connaître les différentes écologies à l’œuvre dans la conservation de la nature. Elles ont connu pour certaines une période hégémonique, et des succès très variés. Aujourd’hui, elles coexistent et militent toutes pour la création d’aires protégées qui couvrent désormais 15 % de la surface terrestre de la planète. Malgré la multiplicité des approches au sein d’un même courant de pensée, on peut mieux les caractériser en adaptant une grille de lecture de science politique.
On distingue ainsi une première ligne de partage entre d’un côté les approches de la conservation qui s’inscrivent dans l’opposition entre nature et culture et celles qui cherchent à dépasser ce dualisme. La seconde ligne de partage permet de distinguer d’une part les approches qui s’inscrivent dans le modèle économique dominant ou dans sa réforme et celles qui cherchent à le transformer radicalement.
Enfin, les régimes de gestion des espèces et des écosystèmes qui découlent de cette grille de lecture se développent le long d’un axe dont les deux pôles sont la libre évolution contre le contrôle de la nature.
L’écologie de l’obstination
L’écologie de l’obstination s’est entêtée depuis longtemps à préserver des écosystèmes et paysages à forte naturalité ainsi que des espèces sauvages emblématiques. Elle repose souvent sur une gestion qui cherche à protéger une nature généralement idéalisée, quitte à intervenir fortement par des réintroductions et des régulations d’espèces ou le contrôle de processus comme les feux ou les inondations.
Cette écologie cherche à défendre une nature sauvage en excluant autant que possible les activités humaines extractives et ne remet pas en cause le modèle économique dominant. Mise en œuvre par beaucoup d’ONG et soutenue par des bailleurs de fonds internationaux, on l’observe aujourd’hui dans nombre de parcs nationaux africains comme le Kruger Parc en Afrique du Sud ou le Kaziranga National Park en Inde, tous deux célèbres pour leurs populations de rhinocéros et d’éléphants. Cette écologie peut aussi servir le contrôle politique d’un espace sensible, comme le mégaparc de Giangtang en Chine dans la région autonome du Tibet.
L’écologie de la réconciliation
Courant devenu majoritaire dans les années 1990, l’écologie de la (ré)conciliation milite pour des aires protégées où les humains sont impliqués dans des approches participatives de conservation intégrée aux actions d’exploitation des ressources naturelles et de développement.
Cette écologie fait la promotion tout à la fois de la protection des joyaux de nature sauvage et de la biodiversité dans les espaces agricoles et forestiers. Elle mobilise tous les moyens possibles : de la non-intervention à la gestion active permanente selon les dynamiques socio-écologiques des espèces et milieux concernés. Elle met l’accent sur la diversité des valeurs associées au vivant et cherche à reconnecter les humains à la biosphère en modifiant leurs comportements au niveau individuel, mais aussi de promouvoir des actions collectives qui modèlent l’action publique.
Si elle se résout à accepter le modèle économique dominant, elle porte des modes de gestion adaptés au contexte local ainsi que des politiques réformistes et contractuelles qui invitent à prendre soin ou du moins faire bon usage de la nature. On observe notamment ces approches dans les parcs naturels régionaux français et dans le réseau mondial des réserves de biosphère du programme l’homme et la biosphère de l’Unesco.
L’écologie du renoncement
Courant de pensée apparu dans les années 2000, l’écologie que nous qualifions d’écologie du renoncement – parce qu’elle a renoncé au dualisme entre nature et culture et à l’autonomie du vivant –, considère que les humains ont définitivement bouleversé le fonctionnement des écosystèmes. Selon cette posture, la biosphère est désormais une mosaïque de jardins plus ou moins ensauvagés et riches en promesses évolutives. Les humains peuvent aménager ces natures hybrides pour les rendre désirables et/ou plus productives.
Ces approches très débattues sont promues notamment par l'ex-directeur scientifique de la puissante ONG américaine The Nature Conservancy, forte d’un million de membres et qui gère plus de 480 000 km2 de milieux naturels à travers le monde. L’humain a vocation à y contrôler sinon piloter les écosystèmes dont il fait partie intégrante, à valoriser le capital naturel et les services écosystémiques dans des partenariats privé-public. Selon les tenants de cette approche, l’innovation techno-scientifique, la démocratie et la liberté restent des idéaux importants et la marchandisation du vivant pourrait stopper sinon ralentir l’érosion de la biodiversité.
L’écologie du sauvage
Enfin, plus récente, l’écologie du sauvage cherche au contraire à promouvoir l’idée que la nature n’a pas besoin des humains. Les activités humaines doivent protéger ou coopérer avec le monde vivant, en laissant s’exprimer les forces autonomes et évolutives qui l’animent. Elle promeut l’idée que les processus devraient être en libre évolution sur les plus vastes espaces possible, peu importe leur naturalité initiale.
Cette écologie transformative rejette souvent la structure de base du productivisme extractif au profit de systèmes collaboratifs et sobres. Elle cherche une redistribution du pouvoir au sein de l’économie politique et détourne volontiers le droit de propriété pour ne pas exploiter ni contrôler le vivant. On retrouve ces approches dans un nombre croissant d’expériences d’agroécologie en Amérique du Sud, en Inde ou en France, dans les réserves de vie sauvage portées par certaines associations dans les gorges de l’Allier ou le Vercors.
Ces différentes écologies montrent une diversité de manières de prendre en charge les conséquences de la reconnaissance que l’humain s’inscrit toujours dans l’entrelacs des interdépendances écologiques.
Au-delà des catégories et oppositions passées – naturel versus artificiel, sauvage versus domestique, protégé versus exploité – il s’agit désormais de promouvoir les solidarités écologiques, de défendre la nature et la vie en tout lieu en faisant enfin des humains les véritables compagnons de la biosphère.