Fin 2017, la ferme urbaine Zone sensible a ouvert ses portes et ses champs aux habitants d'un quartier de Saint-Denis. Depuis le déconfinement, elle fait don chaque semaine de sa production maraîchère aux familles les plus démunies de la ville et des environs. Reportage paru dans WeDemain, avec Robin Cannone, le 26 août 2020
Derrière les tracteurs, les HLM se dressent comme des géants de bétons sur une quinzaine d’étages. Deux poules picorent des graines dans l'une des huit allées qui séparent les champs de haricots verts et de mini-navets et convergent vers un rond-point de verdure. "On aime plaisanter en disant qu’ici, on est sur la place de l’Étoile du 93", s’amuse Jean Philip Lucas, coordinateur du développement du Parti Poétique.
Son association s’est installée en 2017 à Saint-Denis, sur une ancienne ferme maraîchère du XIXe siècle, après avoir répondu à un appel à candidature de la ville, destiné à sélectionner les projets pédagogiques et agricoles qui profitent aux Dionysiens.
"Avant, le nord de Paris s’appelait la plaine des Vertus, car c’était la plus vaste plaine légumière de France ; il y avait des fermes partout, lâche ce volubile amoureux de la nature. Il faut qu’on arrive à préserver ce patrimoine, qu’il ne disparaisse pas au profit de McDonald’s, des kebabs et des immeubles."Créé en 2003, le Parti poétique regroupe des artistes et des penseurs structurés autour "de la nature, la culture et la nourriture". Trois axes qu’ils développent à travers l’organisation d’événements culturels, le maraîchage et la vente de légumes aux particuliers.
Action solidaire et pragmatique
Depuis le 20 mai 2020, l’essentiel des récoltes de la ferme, rebaptisée "Zone Sensible", est distribué aux plus nécessiteux. "Depuis le déconfinement, nous offrons notre production maraîchère aux familles en difficultés de Seine Saint-Denis", explique Jean Philip Lucas. L'action solidaire est menée en partenariat avec neuf associations, dont les Restos du cœur, le Secours populaire, mais aussi des collectifs d’habitants informels qui se sont créés pendant la crise du Covid.
"Cela résulte d’une démarche pragmatique, précise le chef jardinier Franck Ponthier, ancien cadre technique chez Euroflor. Tous les restaurateurs auxquels nous vendons habituellement nos produits étaient fermés. Nous avons donc été poussés à faire ce que nous comptions faire tôt ou tard : passer une grande partie de nos cultures en don."
“Ce "couteau suisse régisseur" autoproclamé enseigne son savoir aux bénévoles de la ferme. "Pendant le confinement, j’étais seul à m’occuper de l’entretien du site. Mais aujourd’hui, ce sont eux qui font l’essentiel du maraîchage", ajoute-t-il.
Parmi eux, il y a Jérôme, "novice en jardinage", qui a été "accueilli à bras ouverts". Abdellatif, lui, habite le quartier. "Je n’ai pas de travail en ce moment, alors je viens m’occuper ici, à côté de chez moi", raconte dans un français hésitant ce quinqua d'origine marocaine, qui fréquente l’endroit quotidiennement depuis un mois. Un retour à la nature "essentiel" pour les populations urbaines après le confinement, estime Jean Philip Lucas.
La gangrène est partout
Chaque mercredi, la livraison des cagettes de légumes est confiée à la régie de quartier de Stains, association qui œuvre au développement social, économique et culturel de la ville. Dans une démarche écologique et sociale, la tournée est effectuée à vélo électrique par des personnes en réinsertion.
En ce pluvieux jour de juillet, c’est Lucie Bruston, coordinatrice de projets associatifs, qui assure la distribution des 38 cagettes dans sa camionnette jaune. Pantalon tombant sur les claquettes, béret sur la tête, Wenceslas Balima, directeur artistique de l’association l’Écho des sans mot, l’accueille chaleureusement."Nous sommes contents, car la ferme nous livre d’excellents légumes pour nos familles, qui, en général consomment des produits de moindre qualité en supermarché", insiste-t-il. Son association vient en aide à quelque 1 200 familles, qu’ils sont allés chercher en tapant aux portes pendant le confinement.
"Quand le Covid est arrivé, nous avons très vite eu échos des difficultés, ajoute-t-il. Les parents bloqués à l’étranger qui n’ont pas pu revenir, les sans papiers qui n’ont pas de quoi se nourrir… On a commencé par trois, quatre, cinq familles puis on s’est rendu compte que la gangrène était partout."
À Aubervilliers, Mamadou, adjoint au chef cuisinier de la cantine solidaire du théâtre de la Commune, a des étoiles dans les yeux devant les cagettes de courges. "Ça va beaucoup nous aider. On prépare des centaines de barquettes pour les migrants tous les soirs. À chaque fois, on croit pouvoir faire assez, mais tout part rapidement", explique le jeune homme, qui salue l’action solidaire de la ferme.
Une initiative que le Parti Poétique espère pérenniser. "Nous cherchons des financements pour nous aider à la mener jusqu'à fin août et envisageons de continuer cette action jusqu’à la fin d'année, voire les années suivantes, déclare Jean Philip Lucas. Mais, même si nous avons fait le choix d’assumer le risque, à l'heure actuelle nous n'avons pas le financement nécessaire pour compenser cette perte d'argent."
Si la production de Zone sensible n’est pas suffisante pour développer l’action solidaire à d’autres communes, reconnaît Jean Philip Lucas, il espère essaimer la démarche : "Plus que nous développer nous, ce qui serait intéressant serait que d'autres structures s'engagent sur ce type d'actions."
Les "paniers solidaires" vendus par la Mairie de Paris à un prix réduit pendant la crise ou le don d’invendus par des associations comme l’UNCASS sont des initiatives encourageantes, mais pas suffisantes à ses yeux. "Notre production est nickel en permaculture, or la solidarité alimentaire passe souvent par la surproduction et le don d’invendus, regrette-t-il. À l’avenir, il serait intéressant de voir la solidarité comme une nécessité et non une roue de secours."