Face à l'accroissement de la spéculation foncière en milieu rural, qui rend difficile l'accès à la terre et le développement d'alternatives agricoles, des organisations citoyennes se mobilisent pour proposer des solutions nouvelles. En Loire Atlantique, la coopérative Passeurs de Terres invente un modèle d'acquisition et de gestion foncière innovante au service d'une agriculture de demain.
Répondre à l’enjeu de l’installation et du maintien en agriculture paysanne notamment en agriculture biologique sur le territoire passe par l’élaboration de réponses appropriées à la question du foncier agricole. En effet, les paysannes et paysans de la nouvelle génération ne sont pas, le plus souvent, issus du milieu agricole et ne bénéficient pas d’un historique familial. Leur projet d’installation n’en est que plus compliqué. Ils doivent s’inscrire dans un territoire et un milieu professionnel qu’ils ne connaissent peu voire pas du tout. Avant tout, ils se confrontent à de grandes difficultés pour accéder au foncier. La question foncière en tant qu’outil de production tant pour les terres que pour les bâtis se pose donc de manière cruciale.
C’est dans ce contexte qu’a émergé Passeurs de terres, une coopérative régionale d’acquisition et de gestion du foncier agricole initiée par l’association territoriale Terre de Liens Pays de la Loire1 et créée avec des organisations naturalistes et paysannes2.
Aujourd’hui, la coopérative Passeurs de terres développe plusieurs projets dont une réalisation en périphérie de l’agglomération nantaise. Elle vient enrichir et compléter la « boîte à outils » des solutions mises en œuvre par Terre de Liens Pays de la Loire pour répondre à des défis sociétaux de taille : comment préserver et maintenir l’activité agricole face à l’augmentation des coûts fonciers (terres et bâti) et la précarisation de l’économie paysanne, face à l’artificialisation des sols en milieu périurbain ou dans les zones rurales ? Comment associer des citoyens dans la gestion du foncier agricole ? Comment allier agriculture, biodiversité et sécurité alimentaire ?
Nous vous proposons une randonnée-découverte dans ces nouveaux espaces de réflexions et d’actions. Nous cheminerons en quatre étapes pour faire l’état des lieux des évolutions de l’agriculture, dérouler l’histoire et la genèse de Passeurs de terres, découvrir ses dispositifs innovants et s’arrêter sur une première réalisation
État des lieux de l’agriculture ligérienne. Prenons connaissance de notre itinéraire…
L’état des lieux des évolutions de l’agriculture sur le territoire national et plus particulièrement ligérien conduit à plusieurs constats. L’artificialisation des terres agricoles s’accroît avec l’évolution démographique : en 2018, la moitié des 3 787 400 habitants réside sur environ 9 % du territoire ligérien, de 2009 à 2015, les surfaces artificialisées ont augmenté de 14 800 hectares. A ce rythme, elles auront doublé d’ici un siècle. Parallèlement, le nombre d’exploitations et d’emplois agricoles diminue : de 2000 à 20103, le nombre d’exploitations a chuté de plus d’un tiers en Pays de Loire.
Cette tendance devrait se poursuivre dans les 10 années à venir : 48 % des chefs d’exploitation partiront à la retraite. Ce qui n’est pas sans conséquences sur l’environnement, l’économie et la vitalité des territoires. Il convient donc d’agir pour préserver l’unité et la transmissibilité des fermes pour favoriser l’installation de nouveaux arrivants et éviter l’agrandissement des fermes existantes.
la création d’une foncière agricole s’imposait.
L’accès au foncier est le premier obstacle à l’installation. Au-delà de l’accès à la terre, les candidats à l’installation non issus du monde agricole (soit 1/3 des installations en France) se heurtent à des difficultés accrues (coûts du foncier, intégration dans les organisations existantes et les circuits de ventes…) qui se renforcent s’il s’agit de candidates.
La bonne nouvelle est que l’agriculture biologique se développe : en 2018, 10,7 % des exploitations ligériennes ont été converties en agriculture biologique. Parallèlement, les organisations naturalistes et paysannes œuvrent en faveur de la biodiversité et du climat. Elles s’investissent dans le soutien à l’installation de paysans acteurs de la protection de la nature en faisant des fermes des espaces dédiés à la biodiversité
Au regard de ces constats et de l’urgence du soutien à l’avenir de l’agriculture paysanne, la création d’une foncière agricole s’imposait.
Genèse d’une coopérative: mettons nos pas dans ceux de Passeurs de terres
La genèse de la coopérative s’inscrit dans le fil du développement de l’action de Terre de Liens en Pays de la Loire, mouvement citoyen d’éducation populaire. Ses administrateurs, des paysans en activité ou à la retraite, des naturalistes, des citoyens engagés pour l’installation de nouveaux paysans en agriculture biologique et le développement des circuits courts se sont interrogés : « Quel est le sens de notre action, quel type de propriétaire voulons nous être ? »
Une volonté claire s’est imposée pour que les fermes achetées collectivement contribuent à faire vivre des générations de fermiers, qu’une gestion de proximité associe fermiers, citoyens, acteurs de l’agriculture paysanne et de la protection de la nature, que se créent des fermes en agriculture biologique, précautionneuses de la biodiversité, respectueuses de celles et ceux qui les cultivent, qu’une gestion juste du bâti permette au fermier de l’adapter à son usage.
Lors de l’assemblée générale de Terre de Liens Pays de la Loire du 14 avril 2018, la décision de créer une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) s’est imposée comme l’outil de gouvernance et d’actions adéquat. Elle permet d’associer toutes les parties prenantes à la vie et à la gestion des fermes. Son nom Passeurs de terres répond à la question initiale de ses fondateurs : il ne s’agit pas de posséder la terre mais de la penser comme un outil de travail transmis aux générations futures, non pour être possédée mais pour être cultivée. Officiellement créée le 5 juillet 2018, la SCIC est dotée d’une personnalité morale distincte sur le plan juridique, financier et administratif de la Foncière et de la Fondation terre de Liens, des SCI et GFA4 qui se créent par ailleurs.
© Passeurs de terres
Les principes fondateurs acceptés par l’ensemble des partenaires de la coopérative sont actés dans une charte5. Il s’agit de permettre le développement de l’agriculture de proximité pour nourrir les Hommes, respecter les territoires, les Hommes et la biodiversité et mettre les fermiers au centre du dispositif avec des citoyens investis : la préoccupation majeure étant d’accompagner l’installation et le maintien en agriculture paysanne. La coopérative est née pour répondre rapidement à des difficultés d’acquisition, pour préserver durablement l’unité-ferme (terres et bâtis). Elle entend établir une relation propriétaire-usagers en associant les fermiers à la gestion de la coopérative et les impliquer en particulier dans l’entretien du bâti. Le but étant de valoriser les investissements réalisés en fin de carrière.
Innovation pour l’action foncière
À ce stade de notre cheminement, découvrons les outils du changement
Passeurs de terres innove grâce à trois dispositifs mis au service de ses valeurs : un outil de gestion foncière, le bail à domaine congéable, un contrat de cogestion, la convention des usages et un moyen de créer les conditions de la confiance et du vivre ensemble, les groupes d’accompagnement.
Le bail à domaine congéable
Ce bail issu des usages fonciers du Finistère daterait du 14ème siècle. Il a perduré jusqu’à nos jours et a été inscrit en 1945 dans le code rural. C’est grâce à des échanges entre militants lors d’un rassemblement anti-aéroport à Notre Dame des Landes qu’une rencontre a pu s’organiser en Bretagne en février 2018 avec fermiers, notaire et association qui pratiquent encore ces baux, de manière résiduelle.
Avec un bail rural classique, le propriétaire se doit de respecter des obligations d’entretien du bâti parfois fort coûteuses. L’observation des modes de gestion des investissements des agriculteurs nous montrent qu’il est préférable pour eux économiquement et en termes de facilité d’usage de pouvoir agir en propriétaire sur leurs bâtis et apporter les améliorations techniques nécessaires dont ils ont besoin (plantation de haies, forage…).
Aussi Passeurs de terres propose le bail à domaine congéable. Celui-ci permet aux fermiers de devenir propriétaires du bâti et locataires des terres pour la durée de leur bail. Il permet une gestion autonome des bâtiments en plus des garanties habituelles (bail de longue durée encadré par arrêté préfectoral.
Pour s’approprier l’outil, le réactualiser, et le mettre au service des enjeux de l’agriculture paysanne d’aujourd’hui, un chantier s’est ouvert avec des bénévoles, tant pour en définir les valeurs et la finalité que son application juridique. Initié il y plus de trois ans, ce travail réalisé avec l’appui d’experts, se poursuit pour finaliser sa rédaction et conclure les premiers baux d’ici la fin de l’année 2020.
En effet, la question de la gestion des fermes mises à bail et notamment celle du bâti est un point important qui impacte tant le modèle économique du « propriétaire » que celui du « locataire ». Les luttes syndicales et paysannes ancrées dans l’histoire du monde agricole, particulièrement en Pays de Loire, ont abouti à un encadrement des loyers agricoles à une valeur relativement basse6. Ainsi, un bâtiment technique peut être loué au mieux au prix de 1.25 €/m² annuel brut, soit 125 €/an pour un bâtiment de 100 m² dont la construction peut coûter en elle-même 100 €/m² pour un total de 10 000€ voire beaucoup plus. Pour un propriétaire bailleur « classique » un tel bâtiment s’amortit donc sur 80 ans. La réalité de ces coûts de gestion entrave le rachat des fermes et accroît la propension à leur démantèlement ce qui impacte l’environnement, l’économie et la vitalité des territoires.
Avec le bail congéable, lors de la mise à bail, les bâtiments sont vendus au fermier. A la fin du bail, ils sont obligatoirement rachetés par le repreneur ou le propriétaire. Cela permet au fermier d’en être responsable, d’adapter en toute autonomie son outil de travail à son usage et de valoriser les éventuelles améliorations qu’il réalise. II garantit au propriétaire la pérennité de l’unité terres-bâtiments ainsi que la transmissibilité de la ferme au fil du temps.
De plus, l’implication des LPO des Pays de la Loire, de Paysans de nature et de Terre de Liens conduit à introduire dans le bail à domaine congéable les engagements obligatoires et volontaires du bail rural environnemental (BRE). Le socle, non négociable, sera la pratique de l’agriculture biologique. Cette clause sera systématiquement insérée dans les baux. Ensuite les fermiers seront libres de souscrire volontairement à d’autres actions répondant aux enjeux décelés par les membres naturalistes de la SCIC lors des états des lieux. Ces engagements seront également inscrits dans des clauses du bail. Ce fonctionnement permet de garder une ambition environnementale forte fondée sur le consentement.
La convention des usages
Cette convention a pour objet de codifier les relations entre les fermiers et la coopérative en complément du bail à domaine congéable et du statut du fermage. Sa rédaction a, aussi, requis une implication soutenue des parties prenantes de la coopérative (fermiers, bénévoles, organisations…). Elle propose une méthode d’évaluation pour établir les états des lieux d’entrée et de sortie nécessaires pour établir la valeur des améliorations réalisées par le fermier au moment où il cesse son activité.
Le suivi des clauses environnementales des baux et l’accompagnement de leur mise en œuvre y est précisé ainsi que les modalités de cogestion foncière avec les fermiers et l’organisation des groupes d’accompagnement locaux. L’organisation de la gestion d’éventuels conflits internes à la coopérative est en cours de définition. Cette convention écrite dans l’esprit de la charte Passeurs de terres se projette dans le long terme, elle évoluera et s’affinera au fil des expériences.
© Passeurs de terres
Les groupes d’accompagnement
Il s’agit à partir de l’action citoyenne de susciter des dynamiques locales garantes des actions et des fondements de Passeurs de terres, d’instaurer des formes de gouvernance ouvertes, transparentes et responsables impliquant les différentes parties prenantes (fermiers, organisations paysannes et naturalistes, citoyens). Ces groupes ont une fonction d’appui et d’aide à la décision de l’acquisition à l’installation, à la transmission des fermes. L’accompagnement collégial ainsi mis en œuvre a pour objectif d’éclairer et de faciliter une gestion collective et coopérative des fermes par les instances de gouvernance. Ces groupes réalisent déjà l’évaluation des biens à acquérir, dans l’explicitation des enjeux environnementaux sur les terres afin que les fermiers puissent s’engager de manière pertinente dans des pratiques répondant à ces enjeux, et suivre les demandes d’autorisation de travaux pour l’évolution des bâtiments, etc.
Christian David est installé depuis 1994 sur la ferme des Roches en tant que producteur laitier. En 2010, son fils Ghislain s’associe avec lui. Il impulse une nouvelle orientation à la ferme : transformation du lait et conversion en agriculture biologique. Ils élèvent des vaches de races jersiaises, réputées pour la qualité de leur lait, qu’ils transforment en fromages, crème, beurre ou yaourts… vendus en circuits courts (marchés, AMAPs) et en vente directe à sur la ferme.
En 2017, ils sont rejoints par Dominique Simon, apprenti, qui envisage de s’installer avec eux. Marion Douchin arrive en avril 2019. En stage "paysan créatif", et particulièrement investie dans la transformation laitière, elle est en bonne voie pour s’associer elle-aussi à leur activité.
Ensemble, ils font appel à Passeurs de terres pour racheter 32 hectares des terres agricoles de leur ferme. Elles constituent le cœur historique de la Ferme des Roches et appartiennent aujourd’hui à la famille Blineau, paysans aux Roches de 1946 à 2005. La fratrie des neufs enfants et leurs descendants ont à cœur de maintenir sur le très long terme, une ferme paysanne près de Nantes en optant pour une acquisition collective.
« Nous faisons appel à Passeurs de terres pour préserver notre ferme, ses bâtiments et ses terres agricoles. Nous espérons ainsi lutter contre l’urbanisme à Couëron et pérenniser la ferme pour les générations futures d’agriculteurs et d’agricultrices. » Ghislain David, paysan.
La collecte a été lancée en novembre 2019. Grâce à l’implication des fermiers et de bénévoles, le conseil d’administration de la SCIC a pu, au vu de la dynamique de la collecte, acté en janvier 2020, la décision d’achat et de rédaction du bail avec la complicité d’un notaire. L’activité reste intense pour finaliser la convention des usages avec l’ensemble des futurs fermiers et les membres des autres collèges de la coopérative et rédiger les termes précis du bail à domaine congéable assortie d’orientations concrètes du bail rural environnemental. La voie est ouverte pour la réalisation fin 2020 de cette première opération pour Passeurs de terres, parallèlement à l’avancée de trois autres lieux en Pays de la Loire.
Le panorama d’une dynamique de changement
La coopérative innove donc en associant, dans le territoire de proximité de chaque ferme Passeurs de Terres toutes les parties prenantes, à la vie et à la gestion des fermes pour susciter une interconnaissance génératrice de nouveaux rapports et de nouveaux comportements. Elle instaure un nouveau modèle socio-économique qui engage dans une gouvernance coopérative et collaborative les différents acteurs du projet. Elle propose de rompre avec le modèle agricole dominant basé sur « l’exploitation » des ressources naturelles pour installer des fermes en agriculture biologique respectueuses de la biodiversité, du bien vivre, de la santé du paysan et de ceux qu’il nourrit.
Ces outils aujourd’hui mis en place sont appelés à évoluer pour tenter de toujours mieux répondre aux besoins : c’est dans cette capacité à évoluer que la coopérative trouvera son dynamisme pour répondre aujourd’hui et demain aux enjeux de l’agriculture paysanne.
Passeurs de Terres, « Passeurs de terres : des fermes en commun - des terres préservées », Revue Sur-Mesure [En ligne], 5| 2020, mis en ligne le 15/07/2020, URL : revuesurmesure.fr/issues/reprendre-la-ville/passeurs-de-terres-des-fermes-en-commun-des-terres-preservees
Notes
Les co fondateurs: la Coordination Agrobiologique des Pays de la Loire (CAB), la Fédération Régionale des Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural (FRCIVAM), l’Association de formation collective à la gestion des Pays de la Loire (AFOCG ) , la Coordination Régionale Ligue de Protection des Oiseaux des Pays de la Loire (LPO) ayant porté le réseau Paysans de nature (passeursdeterres.org/index.php/co-fondateurs) ↩
Le dernier recensement agricole date de 2010 ses données seront actualisées durant l’année 2020. (agriculture.gouv.fr/recensement-agricole-2020) ↩
SCI :Société Civile Immobilière, GFA: Groupement Foncier Agricole ↩
Lien http://passeursdeterres.org/index.php/charte/ ↩
Les loyers agricoles sont calés sur l’évolution du prix des denrées alimentaires. ↩
Présentation du projet “Les Roches” : passeursdeterres.org/index.php/les-roches